On sent bien que c'est les vacances en ce moment. Je n'arrête pas d'enchainer les rapatriements et les journées à l'hôpital. Faut dire qu'avec ce temps, il n'y a pas grand chose d'autre à faire finalement.
Maintenant que j'ai décidé de changer de service, voilà que j'enchaine les urgences et les smurs intéressants. De quoi presque me faire changer d'avis.
Ainsi, ce jeune homme amené par des ambulanciers pour des douleurs aux membres inférieurs. Sa couleur très pâle incite l'infirmier d'accueil à faire un hémocue : 5g. Allez : admission direct au déchocage. Je l'avais entr'aperçu et je m'étais dit la même chose. En l'examinant, je remarque des œdèmes diffus, au visage, aux mains et aux pieds avec des hématomes dans les zones déclives : déficit probable en protides et en plaquettes ou un trouble de la coagulation. Il est amaigri et supporte très bien son anémie profonde, signe qu'elle doit être très ancienne. Je pense initialement à une insuffisance hépatique, conséquence d'un éthylisme chronique.
" - Vous buvez de l'alcool pendant les repas ?
- Non, j'ai arrêté il y a plusieurs années."
Mauvaise pioche.
Je remarque que nous avons le même âge et je ne peux m'empêcher de le lui faire remarquer.
" - On a le même âge et regardez, on n'est pas dans le même état. Il y a quelque chose qui ne va pas."
Je sais, ce n'est pas très sympa, mais parfois, je ne peux pas m'empêcher d'être cynique.
Je décide de le transfuser et d'attendre le bilan pour y voir plus clair. Plus tard, son bilan ne m'apporte rien hormis la confirmation de son anémie et d'un déficit en albumine. Son foie et ses reins fonctionnent. Mince, mais qu'est ce qui a entrainé un tel état ? Il est fébrile, mais je ne retrouve aucun point d'appel à une infection. Vu le monde aux urgences, je temporise. La transfusion lui a fait du bien : ses œdèmes ont légèrement diminué et il a repris quelques couleurs. L'infectiologue passant par là, je lui demande son avis. On réfléchit ensemble et au vu du bilan, me parle d'un déficit en vitamine qui pourrait expliquer son anémie. Je retourne alors voir mon patient et lui demande comment il vit.
" - Je suis sous curatelle (il est psychotique et a dépensé un moment beaucoup d'argent ce qui a motivé sa mise sous tutelle)
- Et vous mangez quoi ?
- Des pâtes. Je ne mange que des pâtes..."
Et là, bingo. Tout s'explique. Il est juste carencé en tout : protéines, vitamines,... ce qui explique son état qui est apparu progressivement. C'est quand même fou de devenir comme cela. Décidément, il y a toujours des situations nouvelles
Evidemment, il n'est pas le seul à être mal. Les ambulanciers nous amènent également un homme somnolent. Il est adressé par son médecin traitant pour décompensation respiratoire. On a peu de données et son état est critique : comateux, cyanosé des lèvres et des extrémités. Il va falloir prendre une décision rapide. L'infirmier d'accueil m'évoque avec un demi-sourire l'intubation. Je ne sais pas pourquoi, mais à voir le patient, je me dis qu'il est comateux à cause de l'hypercapnie et qu'il doit donc être un insuffisant respiratoire. L'intubation n'est pas forcément conseillée. Il faut que j'en sache plus. Je le mets d'abord sous ventilation non invasive, demande un bilan biologique et radiologique. Par chance, il est suivi dans mon centre hospitalier. Je prends du temps pour me pencher sur son dossier. Il est bien insuffisant respiratoire sous 7l/min d'oxygène la journée et sous VNI la nuit. Il a donc déjà un traitement optimal et est en bout de course. Il a également déjà été hospitalisé en réanimation et son dernier passage dans l'unité se termine par cette phrase : "il serait licite que ce patient ne retourne pas en réanimation". Tout est dit. Une chose est sure : il ne faut absolument pas que je l'intube. Car en plus de me faire "engueuler" par les réanimateurs, ce ne serait pas un service à rendre au patient, car on ne pourrait probablement pas le sevrer du respirateur. Mais maintenant, il n'est pas vraiment amélioré par la VNI et les aérosols et je ne sais plus quoi faire. Je suis quand même contraint d'appeler les réas, ne serait ce que pour confirmer la limitation des soins. Le spécialiste confirme mon diagnostic et ne voit pas non plus ce que l'on va pouvoir faire de plus. Cela ne me rassure pas et je n'ai toujours pas trouvé de place où hospitaliser mon patient toujours dans un état critique. Passons aux pneumologues. Je les appelle. Ils connaissent bien le patient et acceptent de le prendre en charge en me disant que de toute façon, il va mourir.
" - As tu prévenu sa famille ?
- Non, pas encore...
- Faut que tu les appelles et tu leur parles de son état
- Ok, je leur dit qu'il est pas bien
- Non, non, tu leur dis qu'il va mourir
- ..."
Bien sur, je ne le connais que depuis quelques heures et c'est à moi, un parfait inconnu à annoncer à sa famille sa mort et au téléphone en plus. Bien sur, je ne l'ai pas fait. On ne peut pas et ne doit pas procéder comme cela. J'ai parlé de son état critique et de la nécessiter de venir rapidement... C'est aux spécialistes d'annoncer l'issue inévitable et cela les yeux dans les yeux !!!